Quantcast
Channel: échos de mon grenier
Viewing all articles
Browse latest Browse all 337

Fortuitude

$
0
0




Un peu comme dans les récits de Shéhérazade, qui découlent les uns des autres, voici l'histoire à rebondissements du nom antique d'une île asiatique. Depuis l'Inde védique et la Perse de Zarathoustra, ce nom a voyagé au fil du temps, porté par la plume des poètes et des écrivains, pour finalement parvenir jusqu'à nous en tant que concept à la mode.


Ferdowsi au milieu d’une assemblée de poètes à Ghazneh
Shâhnâmeh du shah Ismâ’il II - 1576
Musée Rezâ Abbâssi, Téhéran


Tout commence en Perse, au Ve siècle, avec le roi sassanide Bahrâm V (ou Bahrâm Gûr) qui, selon la légende, a épousé une princesse indienne nommée Sapinud. Le roi Bahrâm aimait énormément la chasse, mais aussi les arts et la poésie.

Aux alentours de l'an mille, un des plus grands poètes persans, du nom de Ferdowsî (ou Firdousi selon les transcriptions) a repris et complété le Shâh Nâmeh, le Livre des Rois de Perse. Cette vaste épopée retraçant l'histoire de la Perse ancienne et de ses rois contient des textes de la mythologie zoroastrienne et des légendes, parmi lesquelles figurent quelques épisodes de la vie de Bahrâm Gûr.





Le Shâh Nâmeh raconte quelques uns des hauts faits de Bahrâm V, dont la vie est devenue si légendaire au fil du temps que d'autres poètes après Ferdowsî s'en sont inspirés.



Bahrâm Gûr tuant un dragon (détail)
Muhammad Zaman - XVIIe siècle
British Library  (notice)


Le deuxième grand poète persan ayant choisi Bahrâm V pour héros est Nizami Ganjavi. Dans son Khamseh (cinq joyaux) recueil de cinq longs poèmes épiques, se trouve celui intitulé Haft Paykar, en français « Les Sept Beautés» ou Les Sept Portraits, achevé en 1197.

DansLes Sept Beautés, Nizami conte comment Bahrâm, qui est sur le point de devenir roi de Perse après la mort de son père, se souvient des sept portraits de jeunes femmes, toutes d'une incomparable beauté, qu'il a découvert autrefois enfermés dans une salle secrète de son château natal.


Bahrâm Gûr découvrant les Sept Portraits
Haft Paykar - XIIIe siècle
Walters Art Museum, Baltimore, USA


Les Sept Portraits représentaient les princesses de sept royaumes plus ou moins éloignés de la Perse. Ils étaient assortis d'une prédiction astrologique indiquant que Bahrâm pourra épouser les Sept Princesses quand il sera devenu roi. Or, pour obtenir la couronne Bahrâm doit au préalable, comme tout prétendant au trône de Perse, tuer les deux lions qui en ont la garde.


Bahrâm Gûr obtient la couronne après avoir tué les deux lions (détail)
miniature d'un manuscrit de Nizami - début du  XIIIe siècle
Walters Art Museum, Baltimore, USA (notice)


Un fois établi sur le trône de la Perse, Bahrâm fait construire un grand palais comprenant sept pavillons. Dans le même temps, il envoie des émissaires aux souverains des sept royaumes, afin d'obtenir la main de chacune des princesses.

Suivants les conseils de l'astronome de la cour, les coupoles des sept pavillons doivent être décorées chacune d'une couleur différente pour s'accorder aux sept planètes et aux sept jours de la semaine qui leur sont associés.



Bahrâm Gûr devant les sept pavillons
miniature de l'anthologie du sultan Iskandar - 1410
Fondation Calouste-Gulbenkian, Lisbonne (notice)


Chaque soir, au terme de ses longues journées de chasse, Bahrâm va rendre visite à l'une des sept princesses. Les Sept Beautés résident chacune dans un pavillon et la teinte de leurs vêtements s'accorde à la couleur de leur coupole.


Bahrâm Gûr dans le Pavillon Noir
miniature du Khamsah de Nizami - XIIIe siècle
Walters Art Museum, Baltimore, USA (notice)


Soir après soir, chacune des princesses distrait son souverain en lui contant une histoire, à la manière de Shéhérazadedans les Mille et une Nuits.


Les Princesses des Sept Pavillons s'inclinant devant Bahrâm (détail)
Miskina & Farrukh - XVIe siècle
Walters Art Museum, Baltimore, USA (notice)



Le samedi, jour de Saturne, Bahrâm se rend dans le pavillon à la coupole noire pour y passer la nuit avec la fille du roi de l'Inde. Toute la soirée et un partie de la nuit, il écoute le long récit de la princesse, dans lequel les contes s'enchaînent les uns aux autres.


Bahrâm Gûr et la Princesse Indienne dans le Pavillon Noir (détail)
miniature d'un manuscrit de Nizami - 1548
Smithsonian's Museum of Asian Art (notice)



Environ un siècle après Nizami, un autre poète a intégré dans son œuvre l'histoire de Bahrâm et des Sept Princesses. Amir Khusrau Dihlavi a repris les contes exposés dans le Haft Paykar de Nizami et il les a adaptés à sa philosophie personnelle teintée de soufisme.

Dans son Hasht Bihisht«Les Huit Paradis»Amir Khusrau brode autour des thèmes précédemment développés par Nizami. Ainsi, cette fois la construction des sept pavillons est en relation avec une thérapie inspirée de la mystique soufi, élaborée par le médecin royal afin de distraireBahrâm qui, complétement possédé par sa passion de la chasse à l'onagre, s'épuise dans de longues poursuites au détriment des intérêts du royaume.


Bahrâm Gûr tuant un âne sauvage (détail)
miniature d'un manuscrit de Nizami - début du  XIIIe siècle
Walters Art Museum, Baltimore, USA (notice)


D'après les spécialistes de la poésie persane, Amir Khusrau a été le premier poète à incorporer les aventures des Trois Princes de Serendip parmi les contes que la Princesse du Pavillon Noir récite à Bahrâm Gûr dans le but d'amener son souverain à se passionner pour des choses moins primitives et terre à terre que la chasse.


Bahrâm Gûr dans le Pavillon Noir (détail)
miniature d'un manuscrit de Nizami - début du  XIIIe siècle
Walters Art Museum, Baltimore, USA (notice)


Les aventures des Trois fils du roi de Serendip sont issues des contes indien de tradition orale. Elles ont pour la première fois été couchées sur le papier par Amir Khusrau, poète d'origine indienne et adepte du soufisme.

C'est Cristoforo Armeno, ou plus vraisemblablement Michele Tramezzino l'imprimeur vénitien qui, en 1557 sous le pseudonyme d'Armero, traduisit ce conte en italien sous le titre Peregrinaggio di tre giovani, figliuoli del Re di Serendippo.





Voici mon résumé du conte, rédigé d'après le texte d'Amir Khusrau traduit en français en 1610 sous le titre Voyages et Aventures des Trois Princes de Serendip :



Le Roi s'entretient avec ses trois fils
page d'un manuscrit du Khamsah d'Amir Khusrau
Musée de San Diego (notice)


*****


Parvenue à ce stade de mon histoire, il est temps de parler de cette mystérieuse île deSerendip.
Vous l'avez sans doute deviné, c'est le nom antique dont il est question dans l'introduction de ce billet.


Si vous avez lu les contes des Mille et une Nuits, vous vous souvenez certainement des aventures de Simbad le marin. Cependant, il faudrait une mémoire prodigieuse pour avoir retenu le nom de l'île sur laquelle Simbad atterrit durant son sixième voyage alors qu'il vient, une fois de plus ! de faire naufrage.

Le navire de Simbad en mauvaise posture
Le Livre des mille nuits et une nuit
illustration de Léon Carré - 1932


« Ce qu’il y a de remarquable dans ce lieu, c’est que les pierres de la montagne sont de cristal, de rubis, ou d’autres pierres précieuses.»

Simbad découvrant la richesse de l'île
Nadir Quinto
(crédit image)



Les Mille et Une Nuits
LXXXVIe Nuit
Illustration de Milo Winter



« Nous marchâmes tous ensemble, poursuivit Simbad, jusques à la ville de Serendib  ; car c’étoit dans cette isle que je me trouvois.»
ainsi commence la LXXXVII Nuit


Simbad sur son radeau
René Bull - 1912


Serendip, Serendib, Sirandib, Sarandib ou Sarendip, voire Sarendippo selon les transcripteurs, c'est l'ancien nom donné par les commerçants arabes à l'île de Ceylan (aujourd'hui le Sri Lanka) île anciennement connue des Grecs de l'antiquité sous le nom de Taprobane.


On retrouve l'orthographe Serendib comme dans Simbad le Marin au chapitre XIV, intitulé La Danse, du roman en forme de contes, Zadig ou la destinée, écrit par Voltaire en 1747.

crédit image


On retrouve surtout dans Zadig ou la destinéeun chapitre entier
Le chien et le cheval qui n'est autre qu'une transposition étendue de l'histoire du chameau dans  Voyages et Aventures des Trois Princes de Serendip. Extrait :

Un jour, se promenant auprès d’un petit bois, il vit accourir à lui un eunuque de la reine, suivi de plusieurs officiers qui paraissaient dans la plus grande inquiétude, et qui couraient çà et là comme des hommes égarés qui cherchent ce qu’ils ont perdu de plus précieux.
« Jeune homme, lui dit le premier eunuque, n’avez-vous point vu le chien de la reine ? » Zadig répondit modestement : « C’est une chienne, et non pas un chien. - Vous avez raison, reprit le premier eunuque. - C’est une épagneule très petite, ajouta Zadig ; elle a fait depuis peu des chiens ; elle boite du pied gauche de devant, et elle a les oreilles très longues. - Vous l’avez donc vue, dit le premier eunuque tout essoufflé. - Non, répondit Zadig, je ne l’ai jamais vue, et je n’ai jamais su si la reine avait une chienne. »

Le Chien et le Cheval (illustration de Zadig)
Gustave Adolphe Mossa - 1924

Avant d'écrire Zadig, il est évident que Voltaire avait lu la traduction en français (publiée en 1719) du conte d'Amir Khusrau.

Le voyage de Serendip ne s'arrête pas là.

Le 28 janvier 1754, Sir Horace Walpole, un écrivain anglais qui à cette date n'a pas encore écrit Le Château d'Otrante, rédige une lettre à son ami le diplomate Sir Horace Mann alors en mission à Florence.

Horace Walpole (pastel sur papier)
Rosalba Carrierra - 1741
Houghton Hall, Norfolk


Dans sa lettre à Horace Mann, Walpole mentionne le conte d'Amir Khusrau. Il explique à son ami qu'il a lu une fois un conte stupide « I once read a silly fairy tale» (!) et qu'il en a malgré tout retenu la notion de découverte intéressante faite par hasard.
Notion pour laquelle il a inventé le mot serendipity, afin de la définir plus aisément.


Simbad le marinà découvert Serendib par le plus grand des hasards au début de son sixième voyage. Bizarrement, cette découverte accidentelle  correspond exactement à la notion de sérendipité telle que l'a définie Horace Warpole.


Horace Walpole
John Giles Eccardt - 1754
National portrait Gallery, London (notice)

En outre, la notion de récompense inattendue dont parle Warpole est analogue au destin de Simbad qui, naufragé ballotté au gré des flots, finit par atterrir sur une île fabuleuse où les pierres précieuses roulent sous ses pieds.


De nos jours, la Sérendipité, ce mot savant dont la plupart des français ignorent l'existence (et à fortiori le sens actuel) est à la mode. Ce concept de découverte heureuse survenant fortuitement a fait (et fait encore) l'objet d'une abondante littérature.

Avant de terminer, j'aimerais poser la question de l'emploi d'un terme savant (qui plus est issu de l'anglais) pour désigner un phénomène dont la principale caractéristique repose sur des faits qui se produisent de manière fortuite 


Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?!!

Que pensez-vous de Fortuitude ?


J'allais oublier !
Mercià Miss Yves qui m'a parlé de la sérendipité



©VesperTilia, échos-de-mon-grenier 2013

Viewing all articles
Browse latest Browse all 337

Trending Articles